sabranLa comtesse de Sabran

Ou l'art de ne pas pressentir 1789 !



Sabran ou la visite d'une comtesse à Pouilly.


Ses hôtes sont Albert Louis de Pouilly et Marie Antoinette Philippine de Custines, les châtelains du village qui partiront bientôt en émigration.

Cette lettre est adressée à son mari le chevalier de Boufflers qui fut gouverneur du Sénégal et qui préférait sans doute les belles signares de Saint-Louis à sa femme...Si on en croit les allusions qu'elle fait de son infortune.
En effet l'élégant chevalier laissa le souvenir d'un train de vie fastueux et de liaisons avec les signares de Gorée, dont la célèbre Anne Pépin qui possédait l'actuelle "Maison des Esclaves".
A son départ définitif de l'île de Gorée pour la France, le 29 décembre 1787, les signares auraient ramassé le sable qu'il venait de fouler. Souvenir ?

Il faut dire à sa décharge que la comtesse l'appelait "mon enfant" et devait être assez ennuyeuse.
Elle se plaint, raconte sa vie de frivolités et d'inconscience.

L'intérêt de cette correspondance amoureuse réside dans les potins de la cour et la manière de vivre de la noblesse.

Elle ne se doutait surement pas que deux ans après la relation de ce voyage, (elle allait prendre les eaux à Plombieres), la révolution passerait par là et que la noblesse prendrait les chemins de l'émigration.





Leur correspondance a été éditée dans un volume de 548 pages. Excusez du peu !. La partie qui nous intéresse débute page 307.



lettre sabran
Ce 20 Août 1787.

Je pars dans l'instant pour Plombières, mon enfant, je m'arrêterai un jour chez Mme de Pouilly, qui est à peu près sur le chemin, et à qui je veux présenter sa nouvelle nièce, et un jour à Nancy. Je t'écrirai exactement dans toute ma route, car rien ne me ferait manquer à mon serment ; mais deux mots seulement pour que tu saches que je me porte bien et que je t'aime. Adieu. Que n'es tu avec moi ! Je serais plus gaie que je ne suis en partant, car je me sens le cœur bien triste.


Ce 21 août 1787

Nous avons couché à Rethel, dans une assez mauvaise auberge. Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Il est 5:00 du matin, et pendant que mes enfants dorment encore, je veux causer avec toi, mais quelques instants seulement, car nous devons partir avant 6:00 pour éviter ou du moins pour devancer un peu la grande chaleur du jour.nous avons encore 21 lieues à faire pour gagner Pouilly, et par de mauvais chemin, à ce que l'on assure.
J'ai beaucoup d'humeur de cette visite, qui me fatiguera, m'embarrassera et m'ennuiera sans doute infiniment. Il est vrai que je n'y resterai que 24 heures ; mais c'est beaucoup pour moi, d'après mon aversion naturelle pour la gêne et l'ennui.
Adieu mon enfant ; je suis triste, je souffre, et je trouve plus rien à te dire,sinon que je t'aime bien de la bonne amitié : "quanto e attutta l'amore"


ce 22 août 1787.

J'ai pensé rester hier par les chemins. Soit la chaleur, soit la fatigue ou toutes les deux ensembles, il m'a pris des douleurs si violentes que je ne savais plus que devenir. J'ai souffert ce qui n'est pas possible de dire, et je suis arrivé ici à demi-mortes, et pour une première connaissance, tu dois juger combien j'ai dû paraître aimable ; cependant il n'y a pas paru, à la réception que m'a faite Mme de Pouilly.
Nous nous sommes séparés de fort bonne humeur ; mais je n'ai pas pu fermer l'œil de la nuit, par l'agitation de tout ce que j'avais éprouvé dans le jour. Je me trouve un peu mieux ce matin et avec une promenade est un bon déjeuner, j'espère qu'il n'y paraîtra plus. Le mal a beau faire, il ne viendra pas sitôt à bout de m'abattre ; je me sens encore des forces pour lui résister jusqu'à ton retour ; mais aussi, à ton départ, il aura bon marché de moi.

Ce 23 août 1787

Tu me croiras folle si je te dis que je n'ai jamais été aussi heureuse que depuis que je suis ici, mais heureuse jusqu'au délire.
Je vois pour la première fois en réalité toutes les chimères que je m'étais faites toute ma vie sur le bonheur. Une bonne mère de famille entourée de huit enfants qu'elle a nourris, tous gros, gras et frais à plaisir, n'ayant d'autre à faire qu'à penser à eux et un mari qu'elle aime tendrement et qui ne la quitte jamais. Ils passent tranquillement leurs jours seuls, se suffisent à eux-mêmes sans craindre que les importuns, les méchants et les maîtresses viennent troubler une si douce union ; la solitude, la confiance et l'amour les met à l'abri de ces redoutables fléaux.
Ils s'aiment depuis 20 ans ; ils s'en aimeront peut-être encore autant. Sûrs l'un de l'autre ils ne connaissent point de plus ferme appui. Leur sentiment étant égal, leur bonheur est le même et pour ce bonheur que je sentirais encore mieux qu'eux, je donnerais de bon cœur la moitié des jours qui me restent à vivre et tout ce que je possède dans le monde. Mais que sert de penser ? Je n'en jouirai point ; mes jours s'écoulent, le temps s'avance. Ton ambition désordonnée ne te laissera jamais aucun repos ; ta raison et ton bon esprit ont beau te prêcher, tu ne les écouteras pas, et tu finiras ta vie après avoir désolé la mienne, sans avoir réservé seulement un petit espace de temps à ta tranquillité et à ta pauvre femme.

Mais revenons à Pouilly. C'est un endroit charmant, précisément comme je voudrais avoir une terre, sur le bord de la Meuse, entouré de vallons riants, de petits villages dont tous les toits sont couleur de rose, de petit bois bien plantés et de prairies couvertes de bestiaux. Dès le matin, on entend le chant rustique des bergers, on voit les petites bergères avec la quenouille et le fuseau ; tous ont l'air heureux et contents : des ruisseaux de lait abreuvent les enfants, et partout on voit régner la paix et l'abondance.
Que l'homme est fou d'aller chercher si loin des biens imaginaires aux dépens de ces biens réels que la nature lui prodigue !
Sur un des côtés de la maison, on aperçoit un petit pont de planches et de branchages qui conduit à un bois bien frais et bien touffu, où les enfants vont sans cesse tendre des pièges aux oiseaux sur le bord d'un petit ruisseau qui le parcourt.
Nous avons été déjeuner aujourd'hui à une ferme qui est à trois-quarts de lieue du château. Nous avons trouvé une fermière bien propre, de bons gros enfants bien nourris, une chambre bien fraîche pour nous reposer, et un bon déjeuner de lait ,de crème, de beurre, de fromage, de pâtés et de jambon. J'ai mangé de tout pour ne pas faire la petite bouche et aussi pour satisfaire un appétit dévorant, car je me porte à merveille quand j'ai l'esprit content et que je rencontre ce qui me plaît. Il est vrai que cela n'arrive pas souvent, et c'est ce qui fait que ta fille est muette. Dis cela à une certaine personne quand elle te dira qu'elle ne m'a jamais entendu parler de sa vie, et que je suis la plus bête la plus ennuyeuse de toutes les créatures. (Cette dernière phrase sort du contexte de notre histoire.).

Mais revenons à nos moutons. J'en ai rencontré des troupeaux tout le long de mon chemin avec leurs petits agneaux, qui me font toujours penser à Elzear ! (Elzéar de Sabran, le fils d'Eléonore). Il en a la blancheur ; il en a aussi la candeur et la douceur ; mais il ne se laissera pas comme eux manger la laine sur le dos comme disent les bonnes femmes car il a plus d'esprit qu'il n'est gros. Nous nous sommes promenés longtemps malgré les rayons du soleil qui dardait à plomb sur la tête ; mais je pensais au soleil d'Afrique et je trouvais celui-ci bien doux. D'ailleurs, la chaleur ne m'incommode jamais ; c'est le froid que je déteste ; il est vrai que c'est par lui que nous cessons de vivre et d'aimer ; mais il a beau faire, il ne glacera jamais mon cœur s'il ne commence pas à glacer le tien, et avec ton aide je défie toute sa puissance.

j'ai tout aussi bien dîné que j'avais déjeuné, et sur les 5:00, Mme de Pouilly et moi nous nous sommes sommes mises à danser avec nos enfants jusqu'à 9:00 du soir, mais danser comme à 15 ans : je ne m'étais jamais trouvée si légère et si gaie. Cette bonne et aimable femme ne peut pas revenir de sa surprise de me trouver si différente de ce qu'elle avait pensé, me croyant une belle dame de Paris, bien chamarrée de grands airs et de prétentions, et la confiance est si bien établie entre nous deux, qu'elle m'a avoué combien elle me redoutait avant de m'avoir vue. Il n'y a que 24 heures que nous sommes ensembles, et je l'aime au point de me sentir aussi à mon aise avec elle que si je ne l'avais jamais quittée. Cette sympathie, dont on ne peut pas rendre raison, tient sans doute à beaucoup de rapports qu'on se sent mieux qu'on ne les explique ; je ne suis pas sujette à sentir cette espèce d'attrait, et je m'y laisse aller d'autant plus volontiers qu'il ne m'a jamais trompé.

Je vais demain coucher à Nancy, avec un véritable chagrin de ne pas rester davantage ; mais la saison s'avance, et je veux à toute force prendre les eaux de Plombières pour rendre ma santé cet hiver un peu plus supportable. Mais adieu donc. Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai plus de peine que jamais à te quitter ; c'est bien ridicule après 10 ans d'amour, quatre ans de mariage et deux ans d'absence.


Le 24 août elle était à Nancy et la suite de cette correspondance nous intéresse moins.



Mais qui était cette comtesse de Sabran ?


sabran4La comtesse de Sabran est née Eléonore-Françoise de Mandeville, en 1750.
Louise-Élisabeth Vigée Lebrun en a fait le portrait ci-contre.

On la marie au comte de Sabran, officier de marine qui s'illustra devant Gibraltar en 1756 . Le jeune marié n'avait jamais que 50 ans de plus qu'Eléonore !
Elle en eut tout de même Louise Eléonore Mélanie de Sabran (18/03/1770-13/07/1826), que toute sa famille appela Delphine sans qu'on en sache la cause. Cette Delphine fut tour à tour l'amante de Fouché, Boissy d'Anglas, du général Miranda, le précepteur de son fils, d'Alexandre de Beauharnais et de Chateaubriand. Un caractère !
Elle eut aussi un fils  Eleazar (1774-1846).


Elle devient veuve en 1776. C'est à ce moment qu'elle rencontre le chevalier de Boufflers qui s'éprend d'elle, comme elle de lui...
(A noter que la mère de ce Boufflers, Françoise de Beauval-Craon était la favorite de Stanislas Leszczynski à la cour de Lunéville, lequel affichait 30 ans de plus qu'elle.).

Le prince de Ligne disait de Boufflers qu'il était "d'une bonté sans mesure".
Cette grande passion est contrariée par la nomination de M. de Boufflers au poste de Gouverneur du Sénégal, en 1785.

Pendant l'absence du chevalier, Eléonore se rapproche de la société intime de la Reine, c'est à dire celle de Mme de Polignac. Diane de Polignac (belle-sœur de la duchesse), se toque absolument de la charmante Madame de Sabran qu'elle voit tellement malheureuse. Eléonore n'entre dans cette société qu'avec quelques réticences : le salon de Mme de Polignac a la pire réputation qui soit. On déteste généralement cordialement tout ce que est Polignac à la Cour. Mais, débordée par la tendresse délirante de Diane, Eléonore se retrouve bientôt à Montreuil (Diane est à la tête de la maison de Mme Élisabeth), installée chez Diane, avec ses enfants. Elle revient bientôt sur ses préjugés et l'écrit à Boufflers: "La comtesse Diane me parle souvent de toi. J'ai éprouvé dans cette occasion-ci combien je pouvais compter sur elle; elle a été pour moi autant qu'une mère, une sœur, une amie; je t'en parle les larmes aux yeux, car j'en suis pénétrée jusqu'au fond du cœur.".
Diane s'est mise en tête de marier ces deux là; elle y travaille auprès de la Reine, de toute son influence. Le mariage a lieu, à la fin de l'année 1787.

Un jour on discutait devant elle de l'amour du genre humain qui éteignait l'amour de la patrie.
Je sais par mon exemple dit-elle que cela n'est pas vrai. Je suis très bonne Française, et ne m'intéresse pas moins au bonheur de tous les peuples.
Oui je vous entends, plaisanta Jean-Jacques Rousseau, vous êtes française par votre buste, et cosmopolite du reste de votre personne.

Boufflers fut élu à l’Académie française en 1788. Député de la noblesse aux États-généraux de 1789, il émigra après le 10 août 1792 et trouva refuge en Prusse polonaise, à Breslau où il épousa (en 1797 seulement) Éléonore de Sabran.

Ghislain de Diesbach dans son livre "Histoire de l'émigration 1789-1814", page 342, dit que dés 1792 Mme de Sabran "...a obtenu des lettres de naturalisation prussienne que le roi a également accordées à son fils, Elèazar de Sabran...".
Il ajoute "...tous trois coulent des jours paisibles auprès du prince qui les a enrôlés dans sa troupe théâtrale, dont une Suédoise, Aurore de Barsay est la vedette principale.".

Il revint en France après le 18 brumaire1800 et se rallia à Bonaparte. Courtisan de la princesse Élisa Bonaparte, il chanta également les louanges du roi Jérôme. Il se fit nommer bibliothécaire-adjoint de la Bibliothèque Mazarine et reprit son fauteuil à l’Académie française en 1803. Son esprit lui ouvrit les portes des salons de l’Empire, même si l’on avait peine à reconnaître dans ce vieillard empâté et peu soigné le fringant officier de jadis.
Il meurt à 75 ans le 18/01/1815. Eléonore le rejoint le 27/02/1827.



Quant au chevalier de Boufflers (31/05/1738 Nancy- 18/01/1815 Paris) , en voici le portrait :

bouflers
Il y a toujours une rue à son nom sur l'île de Gorée au Sénégal.rue boufflers
Mais cela nous éloigne bien de l'histoire de Pouilly !













Pour terminer... Que venait elle faire à Pouilly ?

Habituée à la cour, venir se perdre à Pouilly peut sembler curieux. La route de Paris à Plombières ne passe pas par notre village, loin s'en faut !
En fait sa fille, Delphine de Sabran née de son premier mariage, avait épousé le 31/07/1787 à Anizy-le-Châteaux (02), Amand Louis Philippe François de Custine, Notre Albert Louis de Pouilly était d'ailleurs présent à ce mariage. (AD02 Anizy-le-Château 1781-1790 137/287)
Ce de Custine né en 1768, capitaine de cavalerie et aide de camp de son père sera guillotiné le 04/01/1794.
Il était le fils d'Adam Philippe de Custine (1740-1793) le 31/07/1787, seigneur de Roussy qui lui sera guillotiné le 28/08/1793.
Et cet Adam Philippe de Custine n'était autre que le frère de notre Antoinette Philippine de Custine, femme d'Albert de Pouilly.

Elle venait donc chez la tante de son gendre.

On pourra lire "Un roman au XVIIIe siècle : Mme de Sabran et le chevalier de Boufflers" par Charles de Mazade dans la "Revue des deux mondes", vol 6 décembre 1874 pages 802 à 809