La chronique
de Mézières
Ou l'histoire d'une imposture !
La chronique de Mézières
Voilà ce qu'en pense Mr Sabourin, historien médiéviste ardennais.
La Chronique de Mézières apparaît souvent comme un document
particulièrement précieux pour notre connaissance de l'histoire, de
la région ardennaise à la fin de l'époque carolingienne.
A ce titre, elle a été abondamment utilisée par des érudits locaux à
partir de la fin du XVIII° siècle. Plus récemment, elle alimenta
encore les pages d'histoire du bulletin municipal de
Charleville-Mézières (1), et même un mémoire de maîtrise remarqué (2).
J'ai tenté d'en faire une lecture critique à l'occasion d'une
conférence de la Société d'études Ardennaises donnée le 12 mars 2006
aux Archives départementales des Ardennes ; j'en reprends ici les
principaux éléments, exceptionnellement accompagnés de notes .
Présentation de l'œuvre.
Original, copies et premières
éditions
La Chronique de Mézières, datée de 1155 et rédigée naturellement en
latin, est uniquement connue par des copies du milieu du XVIII° s.
Les Archives départementales des Ardennes en conservent au moins deux,
rédigées à partir d'un hypothétique original fourni par Warcollier,
curé de Saint-Juvin de 1743 à 1792.
Elles figurent dans le dossier
coté E 747.
- La première, en latin, peut-être de la main du doyen de Mézières
d'Argy, a été réalisée sur le manuscrit envoyé par Warcollier le 15
mars 1745 ( pièce n° 19 )
- La seconde, en version bilingue, comporte en annexe des informations
intéressantes qui nous apprennent qu'elle a été fait à la demande de
Louis Albert de Pouilly, seigneur dudit lieu, et certifiée conforme par
les notaires du comté de Stenay le 30 mars 1768, puis à nouveau
collationnée 11 ans plus tard par Lefèvre, notaire au Châtelet de Paris
(pièce n°20)
- Enfin, une troisième copie, non datée mais datable de la même époque,
est conservée aux Archives municipales de Mézières (déposées aux
Archives départementales) sous la cote II 3, pièce 33.; elle offre
quelques variantes avec les deux précédentes.
C'est cette copie qui pourrait avoir été éditée par Dom Lelong en 1783,
puis retranscrite en 1837 par Duvivier, conservateur des Antiquités du
département des Ardennes, avec une traduction approximative (F 12)
Si l'on se réfère aux deux premières copies, l'original était un
« manuscrit, en vélin écrit en lettres rouges, tiré des archives
et manuscrits en l'église de Saint-Juvin » (pièce n°19), « un
manuscrit en 8 feuillets en parchemins de 9 pouces de hauteur sur 7 de
largeur ». (pièce n°20). Autre précision: « L'écriture est une
assez belle italique a esté d abord écrit avec de l'encre noire et en
faite on a formé chaque caractère en rouge renfermé dans le
noir » (pièce n°20)
La chronique a été éditée dès 1751 par le chevalier de Châtillon dans
son Mémoire historique sur les châteaux, citadelles, forts et villes de
Mézières, Charleville et le Mont Olympe (3), puis insérée comme pièce
justificative par dom Lelong dans son "Histoire Ecclésiastique du diocèse
de Laon"... en 1783 (4)
Le contenu
Le libellé du préambule de la chronique est explicite. Il s'agit
d'expliquer « l'origine de Mézières, la famille d'Erlebald comte
de Castrice, ses alliances, ses guerres et sa mort, ainsi que tous les
faits marquants dans les pays de Reims, de Castrice, de Stenay, du
Dormois , du Rethélois et du Porcien »
S'en suivent 28 notices annuelles, échelonnées de 860 à 1020 ; cette
dernière année , qui se résume à trois mots: « Manassès de
Rethel », met en lumière une interruption brutale du travail.
Notons aussi un important hiatus de 4 décennies (960-1015) qui fait
malheureusement silence sur une période riche en évènements dans notre
région.
La progression chronologique retenue relève d'un genre très répandu à
l'époque médiévale, celui des annales.
Comme le nom l'indique, chaque année, le chroniqueur relatait ce qui
lui paraissait le plus important à transmettre à la postérité.
Pour notre région, nous pensons au travail mené avec minutie par
Flodoard, chanoine de l'église cathédrale de Reims, entre 919 et 966,
l'une des sources essentielles de l'histoire troublée du X ème siècle
(5)
L'auteur
La chronique, datée de 1155, est habituellement attribuée à un certain
Alard de Génilly, moine de l'abbaye N.D. de Signy, rapidement
transformé en Abbé par le chevalier de Châtillon....
On connait en effet un abbé du monastère portant le nom d'Alard, mais
pas avant 1156 ou 1162.(6)
En réalité, le texte semble anonyme. D'ailleurs, dès 1808, dom Brial,
émettait de forts doutes sur l'identité de son auteur dans le tome XV
de la monumentale Histoire littéraire de la France, opinion reprise
plus tard par Camille Rivet dans l'index de cette collection.
Il est vrai qu'aucune version disponible de notre chronique ne comporte
de nom d'auteur.
Celui d'Alard de Gennilaco apparaît uniquement dans son titre sur les
copies du XVIIIe siècle; Du Vivier, quant à lui, reprend sans
hésitation l'identification du chevalier de Châtillon, en corrompant
le nom (Alard de Genilule) !
Ceci dit, nous ignorons l'identité de bon nombre de chroniqueurs
religieux. Et certaines tentatives d'attribution restent discutables,
voire illusoires. L'anonymat s'inscrit d'ailleurs pleinement dans
l'humilité monastique. La véritable question est ailleurs: de quelles
façons a été élaborée une chronique qui évoque des évènements survenus,
au mieux, 115 ans avant la fondation de l'abbaye de Signy ?
L'auteur n'a évidemment pas pu utiliser les archives du monastère; il a
par conséquent eu accès à des sources extérieures, dont il serait
surprenant de ne pas trouver traces par ailleurs...
Des sources qu'il aurait consultées hors de la clôture monastique, ou
des sources mises temporairement à la disposition de N.D. de Signy...
Une démarche pour le moins surprenante.
Analyse
critique
Il faut maintenant relire la chronique avec un regard critique,
afin d'en dégager l'intérêt et l'originalité par rapport à ce que l'on
connaît de la période concernée. Sans aller jusqu'à adopter ici la
démarche minutieuse et systématique des spécialistes des textes
médiévaux qui s'avèrerait très vite fastidieuse, l'analyse peut être
conduite, plus simplement, selon deux axes: tout d'abord un examen
interne du document, puis une approche comparative. pour le mettre en
perspective.
Elle réserve bien des surprises...
Analyse interne: des détails qui
interpellent...
Pour mener cet examen interne, j'ai retenu,
parmi d'autres, quatre critères d'analyse: la forme, la langue, et, au
niveau du contenu, l'onomastique et le cadre politique régional.
Commençons par la forme. L'articulation interne du document, année
après année, correspond tout à fait à ce que l'on rencontre dans les
chroniques médiévales, de l'époque carolingienne jusqu'au XII ème siècle
(et au-delà);
Comme je l'ai déjà souligné, l'existence de hiatus chronologique n'a
rien d'exceptionnel, ni de troublant. Même remarque au sujet du
décalage d'un siècle et demi, minimum, entre la date de rédaction
supposée de la chronique et les événements relatés: les Annales de
l'abbaye de saint Denis de Reims, que l'on peut parcourir jusqu'en
1190, commencent par l'ordination épiscopale d'Hincmar en 845 (7) .
En ce qui concerne l'aspect du support, l'original étant introuvable,
il est illusoire d'en rechercher quelques indications; mais, si l'on se
réfère à deux des copies, nous savons que le texte primitif semble
avoir été rédigé en caractères rouges et noirs: précision ô combien
problématique, puisque ce procédé graphique semble totalement étranger
au XII ème siècle...
Au niveau de la langue, le texte des copies est entaché de fautes
grammaticales grossières que je ne vais pas détailler ici (syntaxe
hésitante, accords fautifs...).
Qu'en déduire ? Ou bien le chroniqueur du XII ème siècle ne maitrisait
pas le latin, hypothèse fantaisiste puisque cette langue était bien sûr
celle des religieux, en tout cas à l'écrit. Ou bien les copistes du
XVIIIe avaient perdu leur latin et se montraient incapables de
reproduire le texte original qu'ils avaient sous les yeux, pourtant
rédigé « en assez belle italique »; par expérience
personnelle, je me permets néanmoins de préciser que l'écriture
monastique des années 1150-1250 est tout à fait accessible à un lecteur
peu familiarisé, même non latiniste !
Passons maintenant à deux aspects du contenu. Intéressons-nous aux noms
des personnages et aux informations concernant la géographie historique
régionale. L'analyse onomastique des protagonistes de la chronique
révèle cette fois des anachronismes flagrants !
Toute une galerie de personnage porte en effet des noms complètement
inconnus pour le X siècle, et même en 1155 !
Deux exemples éloquents : Isabelle, nom porté par l'épouse du comte
Erlebald, n'apparaît pas en France avant la seconde moitié du XIIIe. Auparavant, la forme usitée est Élisabeth.
Quant à Gisla, fille de Marc de Dormois, cela correspond évidemment à
la féminisation de Gilles; problème, la forme latine de Gilles est ...
Egidius ! Il s'agit sans aucune discussion possible d'une invention
onomastique tardive.
De semblables anachronismes entachent la géographie politique régionale
évoquée dans la chronique: comté de Grandpré au IX ème siècle, terre de
Pouilly-sur-Meuse et comté de Rethel au cours du siècle suivant. Or,
ces toponymes n'apparaissent pas avant le XI ème siècle, et en tout cas
Grandpré et Rethel ne pouvaient constituer des centres de commandement
comtaux à l'époque carolingienne, puisque les centres de commandement
se situaient alors ailleurs, comme l'attestent les documents (8).
Certes, l'anachronisme pourrait trouver son explication dans le désir
du chroniqueur de 1155 d'actualiser le cadre politique en fonctions des
réalités de son époque, mais ce serait là une démarche pour le moins
surprenante, et incontestablement inédite... Enfin, erreur grossière, à
moins d' avoir subi un glissement tectonique temporaire, Omont ne
pouvait être inclus dans le pays de Doulcon (pagus Dulconensis) dont il
était séparé d'une quarantaine de kilomètres, mais à la limite du
Vongeois et du Mouzonnais ! Au terme de cette analyse interne
succincte, nous le voyons, un certain nombre d'interrogations pour le
moins préoccupantes apparaissent et ne peuvent qu'inspirer un minimum
de méfiance aux utilisateurs de la Chronique de Mézières, en
particulier aux médiévistes débutants. Analyse comparative: des oublis
pour le moins curieux.. Il est maintenant nécessaire de confronter les
informations livrées par la chronique sur la période 860-1015 à
d'autres sources historiques. Parmi celles-ci, les incontournables
Annales de Flodoard.
Dans le tableau ci-dessous, j'ai indiqué en vis à
vis les évènements évoqués par les deux documents, ne retenant de
Flodoard que ce qui intéresse directement notre région
Année Chronique
de Mézières Annales de Flodoard 920 Excommunication d’Erlebald, comte
de Castrice Prise de Mézières . Excommunication d’Erlebald 921 Prise de
Mézières Concile de Trosly Concile de Trosly 922 Prise d’Omont par le
roi Charles le Simple. Mort d’Hérivée 923 Prise d’Attigny par Charles
le Simple Raoul élu roi par les Grands 925 Guerre de Manassès de
Porcien, Garin de Castrice, Marc de Doulcon et Renaud de Roucy contre
les Normands Campagne des comtes Manassès (avoué de Langres) et Garnier
de Troyes contre les Normands Hugues de Vermandois (5 ans) évêque de
Reims 926 Incursions des Normands dans le Laonnois et le Porcien et des
Hongrois dans le Vongeois 927 Mort de Félicité de Pouilly Prodiges dans
le ciel de Reims (armées de feu) et peste 928 Paix entre Raoul et
Charles le Simple qui récupère Attigny 929 Garin de Castrice épouse
Gisle, fille de Marc Mort de Charles le Simple 930 Révolte des serfs de
Doulcon qui se réfugient à Mézières Mouzon perdue et reprise par
Herbert de Vermandois 931 Alliance entre le comte Marc et Victor de
Pouilly. Brigands expédiés contre les Normands Dévastation du pays de
Reims par le roi Raoul 932 Prodiges : des armées dans les airs, un
serpent crachant du feu 933 Destruction par l’évêque Richer de Tongres
du château élevé près d’Arches par le comte Bernard 934 Prodiges à
Reims (armées de feu dans le ciel, serpent de feu) 936 Mort du roi
Raoul Raids des Hongrois Mort du roi Raoul. Louis IV d’Outremer devient
roi 937 Raids des Hongrois 939 Siège de Stenay Soulèvement des Grands
de Lotharingie qui se rallient à Louis IV ; celui-ci s’empare de
Verdun 940 Balthazar de Rethel est battu à Warcq par Garin de
Castrice ; mort de Victor de Pouilly Déposition de l’archevêque
Artaud ; Hugues de Vermandois consacré évêque 941 Mariage entre
Balthazar de Rethel et Odèle, fille du comte Garin de Castrice
Convocation à Soissons des évêques du diocèse de Reims par les comtes
Hugues le Grand et Herbert de Vermandois; le fils de ce dernier ,
Hugues, est consacré archevêque 943 L'archevêque déchu Artaud s'empare
de la forteresse d'Omont; le roi Louis IV assiège Mouzon. Intervention
de l'archevêque Hugues qui s'empare du château d'Ambly et assiège à son
tour Omont 944 L'armée royale ravage l'évêché de Reims 945 Prodige à
Warcq (une femme accouche d'un poisson vivant) L'armée royale et
l'archevêque Artaud assiègent Reims et dévastent les faubourgs.
L'archevêque Hugues réussit à s'emparer d'Omont. Le roi tombe entre les
mains de Hugues le Grand 946 Incendie de Donchery Libération du roi
Louis IV. Avec l'aide d'Othon Ier, roi de Germanie, il s'empare de
Reims, en chassent l'archevêque Hugues et y restaurent son concurrent
Artaud 947 Le roi Louis IV assiège Mouzon où s'est réfugié l'archevêque
Hugues Rencontre entre Louis IV et Othon Ier sur la Chiers. Synode de
Verdun qui accorde l'archevêché de Reims à Artaud 948 Synode de Mouzon
(église saint-Pierre) qui confirme à Artaud l'archevêché de Reims,
sentence reprise par le grand synode d'Ingelheim qui excommunie
l'archevêque Hugues 949 Les fidèles de l'archevêque excommunié Hugues
s'emparent d'Omont, repris par les troupes d'Artaud. L'armée de Hugues
le Grand stationne dans le Porcien 950 Pluie d'étoiles et mort
accidentelle de Rose, fille du comte Garin 954 Raid hongrois dans lea
pays du Vermandois, de Reims et de Châlons. Mort de Louis IV à Reims.
Son jeune fils Lothaire est sacré par Adalbéron 956 Le roi Lothaire
incendie un château sur la Chiers usurpé par le comte Renier de Hainaut
959 Mort du comte Marc 960 Mort du comte Garin. Le comté de Castrice
passe alors par héritage entre les mains de Manassès, comte de Rethel
Manassès, neveu de l'archevêque Artaud, fait pendre des brigands à
Omont. La forteresse de Mézières est récupérée par l'archevêque La
lecture du tableau est tout à fait éloquente: notre chroniqueur ignore
à plusieurs reprises des événements majeurs qui ont incontestablement
touché le diocèse de Reims et la région ardennaise, voire même Mézières
(année 960) ; il passe notamment sous silence la terrible lutte autour
du siège archiépiscopal entre Hugues de Vermandois, fils du comte
Herbert, et Artaud, ainsi que, d'une façon plus générale, les conflits
entre les Grands du Royaume et Louis IV d'Outremer... Comment expliquer
une telle ignorance chez un auteur qui s'est donné pour objectif de
transmetttre à la postérité « tous les faits marquants » de
l'histoire de la région ? Pourquoi ne s'est-il pas référé à l'oeuvre de
Flodoard, abondamment utilisée depuis la fin du Xème siècle, pour
combler ses ignorances, à l'instar de Richer, moine de Saint-Remi de
Reims ? Mais il y a encore plus troublant: le « comitatus
Stadunensis » Comitatus (pagus) Stadunensis : l'anachronisme fatal
A plusieurs reprises, l'auteur de la Chronique de Mézières emploie
l'expression « pagus » ou « comitatus Stadunensis » pour
désigner le pays de Stenay. Ce « pagus Stadunensis »
correspondait en réalité à l'Astenois, une vieille subdivision
administrative carolingienne incluse dans le territoire épiscopal de
Châlons (comme le rappelle un décret de Charles le Chauve en 845) qui
donna naissance à un comté féodal organisé autour de
Dampierre-en-Astenois ... : nous sommes donc , géographiquement, fort
éloignés des rives de la Meuse, et de Stenay, séparé dudit Astenois par
les terres septentrionales du comté de Grandpré, successeur du Dormois
carolingien. La forme latine de Stenay était Satanacum. La future ville
est citée en 876 comme coeur d'un grand domaine royal, Satanacum villa
(9), objet d'une guerre terrible deux siècles plus tard - « 1086:
bellum atrox apud Satanacum » note le rédacteur des Annales de
Mouzon (10) – entre l'évêque de Verdun et Godefroid de Bouillon.. Deux
siècles plus tard encore, en 1274, le prévôt de Sainte-Marie Madeleine
de Verdun Ulricus de Satanacho devenait (11). En clair, du IXème au
XIIIème siècles, c'est-à-dire pendant la période concernée par notre
chronique, le toponyme de Stenay n'avait pas varié... Quant à son
statut, la ville ne fut jamais la capitale d'un comté médiéval.
Rattaché après de nombreuses péripéties au comté/duché de Bar, elle en
devint sous Edouard Ier , au XIVème siècle, le siège d'une importante
châtellenie (12) D'où provient alors la confusion fatale commise par le
pseudo Alard du XII ème siècle ? Probablement de l' utilisation
aventureuse d'un ouvrage de l'érudit Adrien de Valois qui connut un
grand succès avec son Historiae Francorum scriptores, publié entre 1646
et 1658.... c'est-à-dire 5 siècles plus tard ! En identifiant Stenay au
chef lieu du pays d'Astenois , il latinisait de fait le nom de la ville
en Stadunum (forme adjectivée: Stadunensis) (13) VERDICT: LA CHRONIQUE,
UNE SUPERCHERIE GROSSIÈRE ! 1155-1745: aucune trace de la chronique
Avant même de tenter de démonter le mécanisme de la falsification, il
faut souligner l'occultation totale du document pendant 6 siècles, de
1155 au milieu du XVIII ème siècle. Aucun érudit, local ou non, ne l'a
repris ou s'y référa pour alimenter ses informations. Il est notamment
absent d'un ouvrage historique majeure, la Metropolis Remensis Historia
, de dom Marlot, éditée en 1679; ce savant bénédictin avait parcouru
les bibliothèques des abbayes et des particuliers pour y dénicher les
documents inédits concernant l'histoire du diocèse de Reims. Autre
constat, il est également absent de l'inventaire dressé par dom Guyton
en 1744-1749 de la bibliothèque de l'abbaye de Signy , ce qui ne peut
que surprendre pour un travail censé être issu du scriptorium du
monastère (14) ! En fait, avant d'être recopiée, notre chronique est
citée uniquement dans les archives de la paroisse de Saint-Juvin, comme
l'indiquait en 1732 Pierquin, curé de Châtel-Chéhéry; mais le dossier
des Archives départementales se rapportant à ladite paroisse (coté G
271), qui rassemble théoriquement les papiers saisis au moment de la
Révolution, l'ignore; il ne rassemble d'ailleurs que des pièces
modernes: rien de surprenant quand on se souvient la destruction de
l'église de Saint-Juvin lors des guerres du XVI ème siècle, à l'origine
de la construction de l'actuel édifice fortifié; par quel miracle
l'original de 1155 aurait-il échappé aux flammes ? Et je ne comprends
toujours pas pourquoi un récit historique dépourvu du moindre lien avec
cette paroisse – à l'exception de la curieuse allusion au saint éponyme
glissé lors de la mention de la mort du comte Marc -, aurait pu trouver
sa place dans son fonds d'archives ! Entre plagiat et invention, ou
comment élaborer un faux. Il y a donc fort à penser que la composition
de la Chronique de Mézières soit à situer entre 1679 (date de
publication de l'histoire de Dom Marlot ) et 1732 (mention dans les
archives de Saint-Juvin), voire 1745 ( date de sa copie la plus
ancienne). La supercherie est dénoncée à demi mot par le savant
bénédictin Dom Brial, dans le tome 15 de L'Histoire littéraire de la
France publié en 1808 (15). Un constat repris par l'abbé Boulliot en
1830, et explicité à la lueur de ses recherches par le grand historien
Auguste Longnon (16) Au niveau local, en 1870, après avoir donné le
texte en appendice, le scrupuleux dom Noël se rallie lui aussi à
l'opinion désormais indiscutable de la fausse chronique (17). L'affaire
semble dès lors entendue ... sauf pour des érudits peu scrupuleux (18)
! Comment a été montée la supercherie ? La construction de la chronique
repose à la fois sur le plagiat de textes authentiques et sur ce qui
ressemble bien à des inventions pures et simples. Puiser des
renseignements dans des oeuvres antérieurs ne constitue pas un procédé
inédit à l'époque qui est censée retenir notre attention. L'exemple le
plus significatif est celui de Richer, moine de Saint-Remi de Reims,
qui tira la plupart de ses informations anciennes chez Flodoard, à la
fois dans ses Annales et dans son Histoire de l'Eglise de Reims, qu'il
ne put s'empêcher de compléter et d'enjoliver à sa manière...
Evidemment, notre faussaire a repris Flodoard, qui avait été édité une
première fois en 1588 par Pithou (Annales) et en 1611 par Jacques
Sirmond (Histoire) et largement diffusé; en revanche, il n'a pu avoir
accès à Richer dont le manuscrit n'a été mis au jour qu'au XIX° s. Il a
aussi utilisé probablement les Annales de Metz pour les épisodes se
rapportant à l'assassinat de l'archevêque Foulques ou encore à la mort
de Zwentibold. Enfin, l'anecdote macabre concernant l'exhumation et la
mutilation du corps du pape Formose provient sans doute de
l'Antapodosis de Liutprand de Crémone et des Chronici Sancti Benedicti
(19). Il est peu probable qu'il ait eu ces différentes sources sous les
yeux, mais il a pu aisément consulter des compilations de textes
anciens, en particulier celle d'Adrien de Valois, historiographe du roi
et auteur d'une Historiae Francorum scriptores en trois volumes
(1646-1658) et de la Noticia Galliarum (1675), et, évidemment, la somme
de dom Marlot déjà citée. Mais le pseudo-chroniqueur y est allé de sa
plume créatrice, en complétant les informations authentiques de rajouts
de pure invention. Un exemple significatif: alors que Flodoard évoque
simplement l'abandon de la place de Mézières assiégée par le comte
Erlebald (année 920), le faussaire ne peut s'empêcher de donner le nom,
fictifs de la femme de ce dernier – et commet aussi une erreur
chronologique d'un an... Il est encore allé plus loin, en créant de
toutes pièces des personnages et des événements totalement imaginaires
. Parmi tous les personnages dont les actions animent notre chronique,
quelques-uns sont bien attestés dans la documentation authentique des
X° et XI° s.: Erlebald était bien un comte du pagus Castricensis qui
s'en était pris aux biens de l'Eglise de Reims (notamment la forteresse
d'Omont) avant d'être excommunié et chassé de son château de Mézières;
les noms de Hucbald, Thierry, Manassès, Renaud et Hermann renvoient
effectivement à des aristocrates investis de fonctions comtales (mais
pas dans le Porcien, ni à Rethel, à Roucy ou à Grandpré à l'époque de
la Chronique...); Gislebert, duc de Lotharingie, administra
effectivement ce territoire au nom de son beau-frère, roi de Germanie..
Mais que penser de Balthazar ? Ou encore de Garlache ? Les deux
anthroponymes sont , à ma connaissance, absents des sources
carolingiennes , en tout cas des plus connues et des plus diffusées
ultérieurement ... Au XIX° s , l'érudit Jeantin,., dans un long
développement fantaisiste, fit de Garlache un aventurier danois qui
sema la désolation à la tête de routiers audacieux à partir de son
château de Warcq .. à l'image de cet Erlach de la Guerre de Trente Ans,
dont la troupe de mercenaires, au service du roi de France, laissa de
douloureux souvenirs dans la région ardennaise (20) ? Quant à Marc de
Doulcon et son épouse Julie, il est tout aussi difficile d'en trouver
traces dans l'histoire – bien qu'un comte Marc participe, selon une
tradition ancienne, aux aventures édifiantes de saint Juvin -: rien de
surprenant, cette fois, puisque, comme le souligne si habilement la
Chronique de Mézières, « les noms et le souvenir » des deux
personnages ont été « anéantis » par Hermann de Grandpré ! De la
même manière, bon nombre d'évènements rapportés semblent issus de
l'imagination fertile du faussaire. Quelques-uns, fondés sur des faits
attestés, ont manifestement été réécrits: c'est le cas de la
participation de l'hypothétique Victor de Pouilly à « la bataille
où périt Zwentibold », qui eut lieu « sur les bords de la
Meuse » précisent les Annales de Metz; c'est le cas également de
deux des trois assassins de l'archevêque Foulques de Reims, Erard et
Ratfrid, ignorés des mêmes annales messines qui ne mentionnent qu'un
certain Winemar. D'autres sont pures inventions: le siège de Stenay en
939, curieusement absent de tous les textes de l'époque (21), ou encore
les faits divers locaux qu'aucun chroniqueur carolingien n'aurait
retenu tels quels... Quant à la savoureuse découverte d'une
représentation de l'idole Macer, elle illustre ici à merveille
l'engouement des hommes du XVIII° s. pour leurs ancêtres gaulois dont
on commencent à exhumer les vestiges (22). Enfin, sans doute pour
donner plus d'authenticité à son texte, notre pseudo-Alard de Gentilly
l'a agrémenté de mentions de prodiges, à la manière des scribes des
X°-XI°s.. En résumé, que peut apporter de neuf la Chronique de Mézières
à ce que l'on sait déjà sur notre région pour la période concernée ?
Rien ! En revanche , elle constitue un témoignage fort intéressant sur
les mentalités du XVIII° s.. Et c'est dans cette perspective qu'il faut
désormais la replacer. Une falsification à la gloire de la famille de
Pouilly. Dans son Manuel de diplomatique publié en 1894, le grand
spécialiste A. Giry distinguait quatre catégorie de faux.; la dernière
se rapporte à des actes écrits dans le souci de flatter la vanité des
commanditaires et qui ont en commun leur trop grand intérêt par rapport
à ce que l'on sait déjà; « la plupart du temps, les faussaires se
sont avisés de ne communiquer au public que des copies provenant des
soi-disants originaux ». La Chronique de Mézières répond
parfaitement à cette définition! Si l'on ignore jusqu'à présent
l'identité du pseudo-Alard, celle du commanditaire semble en revanche
assez claire: la branche meusienne de la famille de Pouilly ... Le
personnage récurrent du texte est en effet le chevalier Victor de
Pouilly. Or, son profil ne correspond en aucune manière à celui de ces
remuants aristocrates qui animent les textes carolingiens - il pourrait
à la rigueur ressembler à celui de la petite noblesse des derniers
siècles médiévaux.: ne se rattachant à aucun groupe comtal ou épiscopal
, le poids politique et militaire que lui confère le faussaire est tout
à fait anachronique. Absent de toute la documentation carolingienne
malgré cette prétendue importance, Victor apparaît bel et bien comme un
personnage de composition, inventé comme faire-valoir généalogique
d'une famille aristocratique absente, elle aussi, des sources des
X°-XI°s. C'était déjà l'opinion de Dom Brial et de l'abbé Boulliot qui
notait que « Monsieur de Pouilly, jaloux de faire reculer sa
famille à des temps reculées, avait le plus grand intérêt à faire
connaître la Chronique de Mézières » (tome I, p. 13, note 1). La
figure du chevalier Victor, parée de toutes les vertus nobiliaires
(fidélité au roi, valeur guerrière au service de la paix et de la
justice,...), s'affirme d'emblée comme l'ancêtre mythique que se doit
d'avoir toute famille noble de renom; et la bataille où fut défait le
traître Zwentibold constitue le lieu fondateur du prestige familial
puisque Victor y reçut du roi l'écu au lion des Pouilly ... deux
siècles avant l'apparition attestée des premières armoiries ! Mais
quelles étaient les origines supposées du pseudo-Victor ? Les Annales
de Stenay, ouvrage que je n'ai pas trouvé, le présentent comme fils
présumé d'Etienne de Chiny ou d'Ardenne ;dernièrement, la notice de
Wikipédia consacrée à Zwentibold, reprend cette filiation ...
complètement fantaisiste, puisque ce prétendu Etienne est là encore un
personnage inventé ! C'est d'autant plus regrettable pour les prétendus
descendants du héros que l'illustre lignage d'Ardenne se rattachait à
la fois aux Carolingiens et aux Ottoniens: malheureusement, Etienne et
Victor ne peuvent constituer ce chaînon manquant si exaltant... Pour en
revenir à notre fausse chronique, l'affaire pourrait avoir été montée
par l'entourage de Louis Albert de Pouilly, seigneur dudit lieu et
baron de Chauffour . Si l'on se réfère à la version bilingue des
Archives départementales (pièce n° 19) celui-ci avait expressément
demandé aux notaires de Stenay de certifier la copie « conforme de
mot à autre » au manuscrit original, le 30 mars 1768; une seconde
validation, cette fois par deux notaires du Châtelet de Paris, fut
effectuée le 24 décembre 1779. Une procédure pour le moins compliquée ,
et qui me laisse volontiers penser que la supercherie fut peut-être
rapidement démasquée. Coïncidence troublante, les premières versions
disponibles de la supercherie sont contemporaines de la restauration,
en 1743, de la châsse de saint Juvin, qui ne fut certainement pas
financée par la générosité de la paysannerie locale (23)... De là à en
déduire que ... Au terme de ces quelques pages, le constat est donc
sans appel: il n'est plus possible de considérer comme authentique la
Chronique de Mézières et de l'utiliser comme source de l'histoire
médiévale ardennaise. En réalité, cela, on le savait depuis deux
siècles. Mais peut-être n'est-il pas inutile d'administrer de temps à
autre une piqûre de rappel ? Pour autant, la supercherie doit-elle
tombée aux oubliettes ? Je ne le pense pas. Il convient dès lors de la
considérer pour ce qu'elle est réellement, une oeuvre de commande
réalisée pour satisfaire l'orgueil généalogique d'une famille noble du
milieu du XVIII ème siècle. Et c'est dans cette perspective qu'il faut
désormais l'étudier, en la replaçant dans ces décennies d'engouement
extraordinaire pour l'histoire nationale des temps anciens, longtemps
regardée comme dénuée du moindre intérêt au regard de l'Antiquité
classique gréco-romaine. Notes 1. G. DARDART, « Mézières,
bouclier français », Bulletin municipal de Charleville-Mézières
n°22, septembre 1998 2. G. de GOSTOWSKI, La féodalité dans le comté de
Porcien. X)-XIII° siècles, mémoire de maîtrise sous la direction de Ch.
Vuillez et J. Lusse, Reims, 1997-1998 3. Publié dans la Revue
Historique des Ardennes, tome premier, 1864, p.7-48 4. Pièce
justificative n° 1, p.593-595 5. Les éditions Paleo ont réédité en
février 2002 les Annales (ou Chronique) de Flodoard dans leur
collection Sources de l'histoire de France, sous le titre Chroniques
féodales.Une initiative tout à fait louable, malheureusement handicapée
par une traduction souvent indigeste datée du milieu du XIXème siècle,
et livrée sans le moindre index des noms de lieux et de personnes et
sans aucune introduction explicative. 6. Se reporter notamment à
l'antique, mais souvent bien documentée, et conséquente Biographie
ardennaise, ou histoire des Ardennais qui se sont fait remarquer par
leurs écrits, leurs actions, leurs vertus ou leurs erreurs de
l 'Abbé BOULLIOT, 1830, tome I, p. 111-112 7. Annales Sancti
Dionysii Remensis, Monumenta Gemaniae Historiae, Scriptores in Folio
(SS), tome XIII, p.82-84. A consulter en édition électronique (dMGH)...
pour éviter les déplacements d'une bibliothèque à une autre ! 8. J'ai
eu l'occasion à plusieurs reprsises d'évoquer le transfert des centres
de commandements comtaux au cours de la mutation féodale du XIème
siècle, notamment dans « Les Ardennes de l’An Mil. Un essai de
synthèse », Revue Historique Ardennaise, tome XXXIV, 1999-2000 9.
Annales Bertiniani, M.G.H., SS rer. Germ. in usum scholarum separatim
editi, tome V, p.132 10. Annales Mosomagenses, MGH, SS, tome III, p.
162 11. Annales Sancti Vitoni Virdunensis, SS, tome III, p. 528 12. Se
reporter notamment à M. BONNABELLE, « Notice sur la ville de
Stenay », Mémoire de la Société des lettres, sciences et arts de
Bar le Duc, tome 5, année 1876, p. 143-193 . Bulletin numérisé sur
Gallica, le site électronique de la BNF 13. Articles
« Astinedum » (= Astenois) et « Satanacum » 14. R.
et E. de BARTHELEMY, Voyage littéraire de Dom Guyton en Champagne
(1744-1749) publié pour la première fois d'après le manuscrit
autographe conservé à la Bibliothèque nationale, Paris, 1898, p.
142-143. Ouvrage numérisé sur Gallica 15. « Cette chronique, assez
décharnée et fort peu remplie d'événemens, n'a été composée que dans le
dessein d'y fourrer des généalogies. Nous pourions son peu
d'uthenticité es anachronismes et des solécismes grossiers qu'elle
contient en grand nombre », écrit-il notamment (p.597) 16. A.
LONGNON, Etude sur les pagi de la Gaule - 2ème partie Les pagi du
diocèse de Reims, Paris, 1872, p; 128 et suivantes. Il se réfère aussi
aux travaux de WATTENBACH conduits sur une copie retrouvée à la
Bibliothèque de Berlin 17. Dom A. Noël, Notice historique sur le canton
de Mézières, 1879, appendix X 18. Parmi les publications anciennes les
plus marquantes qui ont repris les informations fantaisistes de la
chronique et qui sont encore largement utilisées de nos jours, citons,
entre autes, Histoire de la ville de Rethel de JOLIBOIS (1847), Les
chroniques de l'Ardenne et des Woëpvres de JEANTIN (1853-54) Histoire
de Charleville, de Jean HUBERT (1854) ,ou encore l'inévitable
Géographie illustrée des Ardennes de MEYRAC (1900) 19. Les deux
documents ont été édités dans les M.G.H. SS, tome III, p. 274
(Liutprand de Crémone) et p. 204 (Chroniques de Saint Benoît). Il est
intéressant de souligner la confusion dans les différentes copies de la
chronique, sur l'identité du pape profanateur ... issue peut-être d'
erreurs anciennes (Sergius III chez Liutprand, en réalité Etienne) 20.
Selon la tradition, le nom propre Erlach serait passé à la postérité
sous la forme du nom commun wallon « harloke » signifiant
« brigand » ! 21. Aucune mention chez Flodoard et Richer,
dans les annales de saint-Denis de Reims, dans les sources
lotharingiennes que j'ai consultées (annales de Metz ou de
saint-Maximin de Trèves, geste des évêques de Verdun). L'épisode est-il
une décalque pour le moins approximative du siège de 1086, bien attesté
cette fois ? 22. Cette trouvaille imaginaire renvoie volontiers à la
découverte du célèbre Piliers des Nautes réalisée en 1711 lors de
travaux réalisés sous le choeur de Notre Dame de Paris; l'évènement qui
eut un grand retentissement dans tout le Royaume donna lieu à des
conférences et des publications . La période était alors marquée par un
intense bouillonnement intellectuel, dynamisé essentiellement par les
grandes entreprises historiques des savants bénédictins des
congrégations de Saint-Vannes et de Saint-Maur; dom Bernard de
Montfucon, considéré comme le successeur de dom Mabillon, publie en
1719 les 10 volumes de L'Antiquité expliquée et représentée en figures
, suivi quelques années plus tard de 5 volumes supplémentaires.: cette
oeuvre monumentale inaugure en quelque sorte les études archéologiques
françaises. 23. Voir Docteur O. GUEILLIOT, Dictionnaire historique de
l'arrondissement de Vouziers , édition Terres Ardennaises, tome VII, p.
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